Une belle histoire vraie envoyée à Robin des Bancs
J’habite dans le centre de Toulon depuis 2018 et régulièrement mes grands-parents font la route pour venir me voir depuis le petit village d’île de France où ils vivent. Descendre le cours Lafayette pour faire le marché est un incontournable. Ils sont à chaque fois éblouis par les stands qui s’étendent jusqu’à la mer, les olives, les fruits, la cade saupoudrée de cumin. Même mon grand-père qui a grandi dans la Somme et qui n’aime que les ciels nuageux et changeants, reconnaît que l’éclat du bleu d’ici est galvanisant. Et pourtant, l’été dernier, la promenade le long du marché a pris une nouvelle tournure.
Depuis plusieurs mois, ma grand-mère a des difficultés à marcher. Elle me le répète souvent au téléphone et je m’en rends compte quand elle s’accroche à mon poignet. Cela fait longtemps que lorsqu’on se promène ensemble elle me demande mon bras, mais ces derniers temps elle s’y agrippe ferme comme à la rambarde du bateau-bus sur la houle.
Nous étions à mi-parcours et remontions vers le parking Peiresc, avions passé les tapenades et repartions avec une collection de sachets de 300 grammes d’olives grecques à l’ail. Il nous restait quelques mètres et soudain, ma grand-mère s’immobilise et me dit « je ne peux plus avancer, je dois m’asseoir » j’ai vu sur son visage qu’elle était désemparée et qu’elle ne pouvait pas faire autrement, il fallait qu’elle s’assoie et reprenne des forces tout de suite.
Je connais par cœur le cours Lafayette, je le descends à pied, en vélo, en courant. Et ce jour-là, je le vivais du point de vue d’une personne pour qui chaque pas compte, pour qui la décision de se rendre à un endroit ne peut pas se faire à la légère, mais en connaissant les espaces refuges, les haltes possibles pour récupérer avant de repartir.
En 2024 au CAUE Var, nous avons fait des recherches sur « la ville relationnelle » dans le cadre de notre exposition « Se rencontrer, le sens de nos lieux du quotidien ». Ce fut l’occasion de s’interroger sur les aménagements qui facilitent la marche en ville, en prenant en compte les rythmes et besoins des habitants, envisager leurs vulnérabilités comme des pistes créatives pour faire évoluer notre rapport aux espaces publics.
Quand ma grand-mère me dit cette phrase, elle me plonge tout à coup au cœur de ce sujet, dans sa dimension à la fois concrète et urgente. Il n’y a pas de banc sur le cours Lafayette, les étals du marché descendent jusqu’à la mer, c’est un espace de flux. Nous avons déjà dépassé les marches d’entrées d’immeubles où elle aurait pu s’asseoir, je ne sais pas comment l’aider là, tout de suite. Elle me dit que ses jambes sont comme bloquées, figées par la chaleur.
Quand je lève les yeux vers le haut de la rue, espérant un miracle, je vois une chaise devant le torréfacteur, avec écrit sur le dossier « pause-minute ». J’ai une crampe dans le bras, je mets ma main sur la sienne, cette vision nous donne le courage de faire les derniers mètres, elle atteint la chaise et s’assoit enfin. Je raconte à mes grands-parents ceux qui sont à l’origine de cette idée, Les Robins des Bancs, et nous discutons en prenant le temps de regarder le ballet du marché, chacun reprenant son souffle.
Mathilde, novembre 2025






